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Le goût végétal de la mer
Indispensables à l’équilibre des océans, les algues sont devenues indissociables de la cuisine de Hugo Roellinger.
Indispensables à l’équilibre des océans, les algues sont devenues indissociables de la cuisine de Hugo Roellinger.
Dulse, kombu royal, laitue de mer, laminaires : vert vif, rouge profond, pourpre incarnat ou marron glacé, les couleurs des algues fraîches et sèches, dans l’océan ou sur le sable, émaillent le paysage de la côte d’Émeraude où Hugo Roellinger a grandi. Son père, le cuisinier Olivier Roellinger, a en effet été l’un des premiers en France à s’y intéresser. Elles font aujourd’hui partie intégrante de la cuisine du restaurant le Coquillage, quand bien même on ne les perçoit pas toujours au premier coup d’œil dans l’assiette.
Le goût du bas de l’eau
Il suffit d’une promenade en bord de mer pour reconnaître ce que Hugo Roellinger désigne comme le « goût du bas de l’eau » : un mélange d’odeurs d’algues séchées, parfois de vase, d’embruns salins, mais aussi de fenouillette sauvage et d’ajoncs exhalés par le soleil. « Ce goût, c’est une lisière entre deux mondes » : c’est en cherchant à s’approprier ce territoire et son histoire personnelle que les algues ont pris progressivement toute leur place dans la cuisine d’Hugo Roellinger, au point de structurer peu à peu les lignes directrices de sa cuisine. « Lorsque j’ai réalisé que la viande ne faisait pas partie de mon territoire d’expression, le bouillon de volaille, pierre angulaire de la cuisine française, a cédé la place à une infusion de légumes et d’algues, wakamé et saccharina latissima, sorte de kombu breton qu’on surnomme “baudrier de Neptune”. » Autre base structurante de sa cuisine, « l’eau marine », une infusion à froid de wakamé, nori, kombu et laitue de mer, réhydratées pendant 24 h, qui baigne par exemple une délicate huître plate sauvage grillée au miso de haricots blancs et persil cachée sous un voile de lait cru et fleurs de prunelier. « Cette eau marine, ça peut paraître pastel, limite fade, mais c’est aussi un goût d’infini très subtil, dont on ne sait pas où il s’arrête, comme l’horizon. C’est comme se mettre la tête sous l’eau et s’immerger dans ce silence, une sensation primaire qui traverse le temps sans s’altérer. »
Piliers de sa cuisine, ces deux préparations dérivent de « l’estran », une recette brute qui met le nez au ras de l’eau : « j’ai voulu retrouver cette sensation de bas de l’eau, aussi bien avec les coquillages (palourde, huître, ormeau) que toutes les algues, qui évoluent selon les marées, les mortes-eaux et les vives-eaux, relevés d’eau marine, d’huile d’algues et de poivre des mers. Je suis parti de là… et ça a ruisselé dans toute ma cuisine. Ici, les algues font partie de notre territoire gustatif et olfactif. Pourtant, à la différence du Japon où on les consomme depuis 8000 ans, elles sont omniprésentes… mais sans qu’on les voit ».
Un horizon à savourer
Les algues n’ont en effet été autorisées à la consommation en France qu’en… 1980 ! Et quand la saison de la pêche n’a pas commencé, mais qu’au début du printemps coquillages et crustacés sont à leur meilleur, elles montrent « qu’on peut manger un menu profondément marin sans pour autant consommer de poisson », souligne Hugo Roellinger. « Il ne s’agit pas de promouvoir la consommation d’algues dans l’absolu, mais de créer une cuisine éthique et durable, parce qu’ancrée dans un territoire, dont les algues font naturellement partie. Elles apportent sapidité et fluidité, mais ont également un aspect digeste et bienfaisant, qui préserve le bien-être de nos hôtes. » Ce lien entre algues et paysage, horizon et saveurs, est au cœur même de la conception de la cuisine d’Hugo : « Ma cuisine est assez liquide, utilisant infusions, bouillons et vinaigrettes longues (pas liées, avec peu de corps gras). La notion d’horizontalité permet d’assembler les ingrédients, dont aucun ne doit dominer sur l’autre. » La magie des algues opère même au dessert, auquel elles apportent une bienvenue salinité. Ainsi, c’est le subtil poudrage de laitue de mer sur une meringue qui fait pétiller la profondeur d’un sorbet au fenouil sauvage et granité d’oseille potagère…
« Une mémoire du goût de la mer »
Si certaines algues se dégustent plutôt fraîches (petite dulse, laitue de mer), d’autres, comme les laminaires, ne développent leurs puissances aromatiques que séchées et affinées pendant plusieurs années. Dans une cave dédiée des Fermes du Vent, une grande variété d’algues du littoral breton attend son heure, sélectionnées par Jean-François et Magali Arbona, « qui travaillent depuis trente-cinq ans sur le sujet et ne sont situés qu’à deux kilomètres d’ici. La cueillette se fait uniquement en Bretagne Nord, certaines sont cultivées dans la Rance, ils savent aussi sécher et affiner… des savoir-faire précieux ».
Car exactement comme pour les légumes primeurs, les algues en Bretagne ont leur saison, d’avril à début septembre, et déploient toute une palette d’arômes : « la laitue de mer évoque le goût de la croûte de pain, un peu toastée. Pour la dulse, quand elle est jeune, son croquant est super agréable, avec un parfum de noisette. Pour les laminaires, que ce soient le kombu ou la digitata, c’est leur umami et leur sapidité qui sert d’exhausteur pour valoriser les autres éléments. » Autant de saveurs à combiner, les algues séchées ayant pour Hugo Roellinger une caractéristique unique : « elles sont comme une mémoire du goût de la mer, portant la trace des aléas climatiques de l’année de leur récolte. Elles cristallisent et fixent le goût de la mer dans le temps, un peu comme une bouteille débouchée plusieurs années après évoque le terroir et le millésime qui l’ont fait naître. »