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- Sylvie Berkowicz
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Rencontre avec les géants de glace
Ils contiennent, dit-on, la mémoire du monde. Irascibles, merveilleux, taiseux ou éloquents, les glaciers sont les détenteurs de secrets très anciens. Il faut savoir les regarder pour mieux les entendre, comprendre que les approcher est un privilège rare dont il faut mesurer l’exception.
Ils contiennent, dit-on, la mémoire du monde. Irascibles, merveilleux, taiseux ou éloquents, les glaciers sont les détenteurs de secrets très anciens. Il faut savoir les regarder pour mieux les entendre, comprendre que les approcher est un privilège rare dont il faut mesurer l’exception.
« … méditez sur ce sommet, qui est bien véritablement, pour me servir de la fabuleuse expression des poètes, une des extrémités de la terre… » En 1825, le célèbre auteur français Victor Hugo voyage dans les Alpes et découvre la Mer de Glace qu’il qualifie plus tard dans le récit Fragments d’un voyage aux Alpes, de « cabinet de curiosité de la nature », « de laboratoire divin où la Providence tient en réserve un échantillon de tous les phénomènes de la création ». Déjà avait-il perçu que le glacier était un sanctuaire, un lieu quasi sacré, qui mérite notre respect.
Mythes et légendes les entourent, on les craint, on les admire, mais au fond qu’est-ce qu’un glacier ? Tout commence avec de la neige. Des accumulations qui de couche en couche se soudent sous l’effet de la transformation de la structure même de la neige se transformant en glace. Le glacier se nourrit donc de chutes de neige, des apports du vent, de l’écoulement de la neige des parties hautes vers les parties basses, mais aussi de la fonte en été de sa couche superficielle qui en s’infiltrant va consolider sa structure.
Dans les Alpes, le plus célèbre des glaciers est la Mer de Glace, qui doit son nom à l’explorateur William Windham qui l’a découverte en 1741, louangée depuis par un grand nombre d’écrivains, de peintres, d’illustres personnalités aimantées par sa beauté. Depuis Chamonix, ville des pionniers de la haute montagne, ils sont partis à l’assaut de cette mer. Aux fortunés aventuriers des débuts ont succédé, tout ceux qui appelés par le grandiose des montagnes, ont cherché un souffle, une inspiration…
L'hôtel Hameau Albert 1er a été le témoin de cette succession d’explorateurs plus ou moins intrépides. C’est une institution à Chamonix, qui avant d’être un hôtel haut de gamme, fut à sa fondation en 1902 une simple pension, ouverte seulement en été et sans électricité. Elle avait l’avantage d’être située tout près de la ligne de chemin de fer du Montenvers, le train à crémaillère qui dès 1908 permet de se rendre à la Mer de Glace autrement qu’à pied ou à dos de mulet. Et c’est encore aujourd’hui grâce à cette ligne — entièrement rénovée en 2008 — que les touristes montent à la Mer de Glace. Vingt minutes seulement pour rejoindre le bas du glacier, avant d’emprunter la télécabine et de gravir les marches permettant d’accéder à la grotte de glace et au Glaciorium, centre d’interprétation du glacier.
Quelles sont les attentes et les motivations des visiteurs ? Sont-ils émerveillés ou déçus ? Quel avenir pour le tourisme en altitude ? Un tourisme devenu massif, une fréquentation au sujet de laquelle certains s’interrogent. C’est le cas du chercheur Emmanuel Salim. Passionné de montagne, ce doctorant en géographie de l’Université Savoie Mont-Blanc s’est intéressé au changement climatique et à ses conséquences pour les grands sites touristiques glaciaires de l’arc alpin. « J’ai lié mon amour de la haute montagne à mon intérêt pour les sciences humaines et sociales. C’est un sujet qui intéressait à la fois les opérateurs touristiques qui se posent des questions et les institutions académiques qui ont financé ce projet de thèse. » explique Emmanuel Salim « La question de base était de savoir comment les grands sites glaciaires régissaient face au retrait de leurs ressources principales ».
Car ça n’est plus un secret d’initiés, sous l’effet du réchauffement climatique, les glaciers reculent et diminuent. Un phénomène qui, dans les Alpes, s’observe depuis la fin du 19e siècle, mais qui se mesure avec précision depuis les années 1990. Suivant l’évolution du tourisme en montagne, les glaciers sont, selon leurs emplacements et la sophistication de leurs installations, devenus des sites à usages multiples : activités ludiques ou sportives, spéléo, randonnée, escalade, ski…
Fragilisés, ils aspirent aujourd’hui à de nouvelles vocations. « On observe une tendance à la fois dans les Alpes et dans le monde » poursuit le chercheur, « C’est la patrimonialisation des glaciers. S’y développent des centres d’interprétation glaciaire, que l’on visite pour en apprendre plus sur le glacier, son état, l’impact du climat ». Un tourisme qu’Emmanuel Salim qualifie de la « dernière chance » : « Les gens veulent voir le glacier parce qu’il recule. Ce qui n’est pas forcément négatif. Il ne s’agit pas seulement d’assister à une agonie, mais de profiter de cette visite pour tenter de comprendre des phénomènes planétaires, les effets du changement climatique. Ce qui dans la vie de certains peut paraître abstrait devient ici très concret ».
Une prise de conscience qui n’empêche pas l’émerveillement. À Zermatt, le Cervin — Matterhorn en allemand —, est présenté comme un nirvana alpin. Dominant le domaine skiable le plus élevé des Alpes, ce sommet si facilement identifiable — pensez à la tablette Toblerone — culmine à 3883m. Une expérience paradisiaque qui n’est pas seulement réservée aux skieurs : les cabines chauffées de la remontée sont signées Pininfarina, et un ascenseur permet d’accéder à une plate-forme panoramique avec vue à 360° sur 14 glaciers de France, d’Italie et de Suisse.
Du ski toute l’année ? Oui, grâce aux glaciers. Des femmes bronzées en pantalon de ski et haut de bikini, c’était la promesse des publicités pour Val-d’Isère dans les années 70. Cette station fut la première en France, à installer en 1962, un téléski à ancrage fixe sur la glace du Grand Pissaillas. Ce glacier, situé en bordure du parc de la Vanoise n’est ouvert qu’un seul mois aux skieurs entre environ mi-juin et mi-juillet. Un accès variable et limité que les amateurs doivent partager avec les pros. Car les glaciers sont pour les équipes des sports de glisse des camps d'entraînement indispensables. À Saas Fee, dans les Alpes suisses, c’est le free-ride qui est la discipline reine, en hiver grâce à un « park » situé plus bas dans la vallée, en été et en automne grâce au glacier de Fee, accessible été comme hiver depuis la station de Längfluh.
Terrains de jeu donc, les glaciers le sont encore. Mais pour combien de temps ? Certains estiment que les Alpes pourraient perdre de 85 à 95 % de leurs surfaces glaciaires d’ici 2100. En posant son pied chaussé de bottes ou de crampons sur un glacier, il faut prendre conscience à la fois de sa richesse et de sa fragilité. « Pour nous scientifiques, ces glaciers sont des thermomètres du climat. Ils témoignent d’une transformation que nous pouvons très facilement et très bien mesurer » poursuit Emmanuel Salim. « Pour les archéologues, c’est la possibilité de retrouver des traces de certains passages dans les Alpes. C’est aussi, dans les glaciers antarctiques ou arctiques, un moyen, en puisant dans les vieilles glaces, de reconstituer l’atmosphère telle qu’elle était il y a des milliers d’années. Enfin pour les visiteurs, ces sites ont la particularité de les faire entrer dans un tourisme réflectif. L’occasion pour eux de s’interroger sur l’impact de leurs pratiques sur l’environnement ».
Ces neiges qu’on a dites éternelles ne le seraient donc plus tout à fait. Une pensée aussi vertigineuse que les cimes, mais qui détient aussi une part de merveilleux. Car il faut garder en tête que tout part d’un infime flocon. C’est-à-dire d’un presque rien d’une immense beauté. En 1610, l’astronome Johannes Kepler observa de minuscules et parfaits flocons tombés sur son manteau. Et se demanda pourquoi cette perpétuelle forme à six angles et six branches. Il en écrivit un livre : L’étrenne ou la neige sexangulaire, premier regard scientifique sur les cristaux de neige. À partir de ce presque rien, ce que cherchait à comprendre Kepler, n’était rien de moins que l’harmonie dans l’Univers.