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Les raisins de l'Atlantique
Du nord au sud du Portugal, nous rallions deux vignobles que tout semble opposer. Quinta Nova est un domaine riche de trois siècles. Herdade da Malhadinha Nova a plus de cent ans. Deux terroirs, deux histoires, deux identités. Et des vendanges à l’épreuve du changement climatique.
Du nord au sud du Portugal, nous rallions deux vignobles que tout semble opposer. Quinta Nova est un domaine riche de trois siècles. Herdade da Malhadinha Nova a plus de cent ans. Deux terroirs, deux histoires, deux identités. Et des vendanges à l’épreuve du changement climatique.
« Neuf mois d’hiver, trois mois d’enfer ». Cette phrase très souvent prononcée dans la région du Douro résume bien les conditions de vie du vigneron. Des hivers rudes et interminables, des étés cuisants et un labeur éreintant. Le Douro, ce fleuve qui passe par Porto avant de rejoindre l’océan Atlantique, dessine tout au long de son tracé sinueux un paysage à nul autre pareil, d’une beauté vertigineuse, classé au Patrimoine mondial de l’UNESCO. Des escarpements à plus de 700 m d’altitude, des routes en lacets, des coteaux en pente raide où la vigne a sculpté des cultures en terrasses. Un fleuve moyen de communication qui permettait autrefois d’acheminer à Porto les tonneaux de vins sur des embarcations conçues pour les turbulences. Chaque trajet était une épopée périlleuse. Aujourd’hui, les défis sont différents, le réchauffement climatique menace chaque année la quantité des récoltes.
Une chapelle du XVIIIe siècle commandée par les propriétaires pour célébrer la messe et les cérémonies locales et non loin de là, la cave du domaine avec quelques-uns des fûts de ses meilleurs vins.
En se promenant dans les vignes escarpées de la propriété Quinta Nova de Nossa Senhora do Carmo au nord du Portugal, avec le Douro en ligne de mire, on remarque au détour d’un chemin une borne en granit avec deux inscriptions : km 0 et la date de 1758.
Cette démarcation remonte à l’époque du Marquis de Pombal, Premier ministre qui a imposé sa signature visionnaire dans tout le pays et s’est illustré dans la reconstruction de Lisbonne après le tremblement de terre de 1755. Entre 1758 et 1761, il créé la première appellation d’origine contrôlée au Portugal et la plus ancienne au monde. En délimitant la région de production des vins de Porto, et en incluant les vignes de Quinta Nova dans cette appellation de vins, il garantit leur qualité première et autorise leur exportation.
Deux siècles plus tard en 1999, les Amorim, première entreprise de fabrication de liège du pays achètent cette propriété de 35 hectares, replantent les parcelles, en créent de nouvelles (50 hectares supplémentaires) et ouvrent un petit hôtel dans la demeure historique. Certes, on ne fait plus exclusivement du Porto comme au temps du Marquis de Pombal, mais Luisa Amorim entend perpétuer un certain héritage et les gestes qui ont du sens. Ici on prend soin des sols de façon traditionnelle : à cheval, avec la charrue.
À la tête de Quinta Nova, Luisa Amorim déclare « Nous n’essayons pas de faire autre chose que ce que nous sommes : un domaine classique. »
Séjourner à la quinta (propriété agricole typique du Portugal), c’est avoir le privilège de vivre dans une demeure intimiste du XVIIIe siècle. La chapelle sous les fenêtres est celle où l’on venait demander protection à Nossa Senhora do Carmo (Notre Dame du Carme), avant d’entreprendre l’imprévisible traversée du Douro vers Porto. « Nous sommes toujours au milieu de nulle part, loin de tout, » explique Luisa. « Donc à table nous servons le fruit de notre potager et les produits cultivés par la communauté, dans un périmètre restreint. Notre restaurant est également estampillé Slow Food. Nous nous adaptons à ce que nous avons, au paysage, à l’architecture dont nous avons hérités. Nous n’essayons pas de faire autre chose que ce que nous sommes : un domaine classique. »
À Quinta Nova, une demeure intimiste du XVIIIème siècle, des vues sur les coteaux et le Douro en ligne de mire.
Mais la quinta doit s’adapter à une nouvelle donne : le changement climatique. En septembre 2022 quand nous réalisons ce reportage, juste après une vague de canicule en pleine saison des vendanges, Ana Mota, responsable production et viticulture de Quinta Nova, nous montre ses mains. L’une contient une grappe charnue, l’autre une grappe trois fois plus petite. La première est la grappe de taille habituelle en cette période. Elle est rebondie et gorgée de jus. Mais elle est la seule de la sorte. Toutes les autres passées en revue sur les sarments ressemblent à la seconde. Ana n’est pas inquiète de la qualité du jus qui en sortira, il paraît même qu’elle pourrait être exceptionnelle. Mais la quantité fait gravement défaut : la production sera divisée par trois. De ce constat naissent des questions. Notamment, peut-on envisager une augmentation du prix de la bouteille ? Comment la justifier auprès des consommateurs ?
Au restaurant Terraçu’s, estampillé Slow Food, les légumes du potager et les produits cultivés dans un périmètre restreint sont les stars dans l’assiette.
À plus de 500 km au sud, à Herdade da Malhadinha Nova, le changement climatique affecte également la production du domaine viticole et c’est la question de la gestion de l’eau qui se pose. La famille Soares, propriétaire du domaine, a créé des barrages pour retenir l’excès des crues des cours d’eau pendant les mois d’hiver. « L’été, le thermomètre atteint régulièrement les 40°, mais ces périodes durent chaque année plus longtemps. La vigne est résiliente, elle peut survivre sans irrigation avec ses racines très profondes mais les feuilles et les grappes sont plus petites. » explique João Soares. Les vendanges commenceront donc à 4 h du matin pour éviter au maximum les températures insoutenables en journée. Avant les premières lueurs du jour, les ouvriers agricoles, lampe frontale vissée sur la tête, se déplacent à une vitesse impressionnante d’un pied de vigne à l’autre. Les cageots se remplissent de grappes. Une course contre la montre est lancée. Une mission : faire le maximum avant le lever du soleil vers 7 h.
En plein Far West portugais, Herdade da Malhadinha Nova est situé dans un réseau Natura 2000, visant la protection de la biodiversité.
C’est une aventure familiale que mènent les deux frères Soares, Paulo et João, négociants en vins et spiritueux basés en Algarve, et Rita l’épouse de João. Après avoir fait carrière dans la distribution de vin, ils se sont tournés vers la viticulture en 1998, en achetant des terres agricoles abandonnées et plantent en 2001 les 20 premiers hectares de vigne (80 au total aujourd’hui) sur une propriété de 450 hectares qui deviendra un hôtel et un restaurant contemporain. Leurs efforts perpétuent l'héritage viticole d'une région qui remonte à plus de deux millénaires.
Néo-vignerons à la tête de ce domaine, les Soares (ici Rita) cultivent une esthétique dans l’air du temps.
Avec 40 chevaux, les Soares possèdent un des élevages les plus importants du Portugal. Le cheval et l’art équestre sont l’autre passion de la famille, ou plus précisément d’António Soares, le fils de Paulo et Margaret qui à 15 ans représente les couleurs de son pays et de sa famille lors de concours internationaux. « La tradition est très importante pour nous. En fait, nous aimons les deux, tradition et modernité, à l’image de ce que nous faisons ici ! » résume João en regardant son fils en costume traditionnel chevaucher sur ces immensités à perte de vue.
Le cocktail art équestre lusitanien - avec le jeune António Soares et le cavalier professionnel Pedro Sousa - et pique nique chics.
C’est dans ce même esprit de tradition et modernité qu’un vaste potager biologique fournit le restaurant dont la carte est conçue par Joachim Koerper, le plus portugais des chefs allemands, qui officie également au Eleven, un des premiers restaurants de la capitale étoilés au guide Michelin. Le régime de Malhadinha Nova ? Viser l’autosuffisance, en produisant une grande partie de leurs denrées alimentaires. L’agriculture biologique est la pierre angulaire du domaine.
À Herdade da Malhadinha Nova, l’agriculture biologique va au-delà de la vigne, avec la production d’huile d’olive.
Une philosophie fondatrice qui s’étend au-delà du vin : huile d’olive, farine, miel mais aussi l’élevage du bétail - vaches, moutons et porc noir ou porco preto - en liberté dans les champs de la propriété. L’idée étant de préserver l’équilibre naturel de ce territoire « qui n’a jamais été contaminé par l’exploitation intensive des sols » expliquent les Soares. Ils entendent ainsi respecter un certain écosystème où cohabitent oliviers, céréales, chênes-liège et les porcs qui se régalent des glands. Avec cette dynamique durable, les propriétaires inscrivent de fait Herdade da Malhadinha Nova dans le réseau Natura 2000 créé par l’Union européenne qui vise la protection de la biodiversité biologique dans un ensemble de sites naturels tout en maintenant des activités socio-économiques. Leur but : que cette terre soit nourricière.
Ensemble, ces deux vignobles, à première vue si différents, partagent une éthique fondamentale : réduire au minimum l'intervention de l'homme au nom de la protection et de la préservation de leur magnifique environnement. Leur histoire est celle d'une adaptation, d'une réponse aux défis auxquels ils sont confrontés, mais dans le respect de la planète et jamais à ses dépens. En donnant la priorité à l'intégrité de la mince couche de sol qui recouvre la terre et à la biodiversité qu'elle abrite, non seulement ils perpétuent les conditions essentielles à la production de vins de classe mondiale, mais ils donnent l'exemple aux vignobles et aux exploitations agricoles du monde entier.