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Le sacre de la fée jaune
Rencontre automnale entre deux orfèvres de la gastronomie et de l’horlogerie helvète autour de la grande gentiane. Cette plante de saison se cuisine, se distille et sert aussi d’outil horloger.
Rencontre automnale entre deux orfèvres de la gastronomie et de l’horlogerie helvète autour de la grande gentiane. Cette plante de saison se cuisine, se distille et sert aussi d’outil horloger.
49 minutes… Il n’en faudra pas plus pour rejoindre le Restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier, membre Relais & Châteaux et triplement étoilé au guide Michelin, depuis la manufacture Blancpain qui surplombe Le Brassus. Une proximité qui a contribué à forger une relation étroite entre ces deux disciplines a priori éloignées.
Interview croisée entre le chef Franck Giovannini et Blancpain, la maison amie invitée pour un déjeuner autour de la grande gentiane. La fée jaune se cueille cet automne dans les prairies jurassiennes. Utilisée en horlogerie pour le polissage des composants, elle vient ici agrémenter une recette du chef, autour du gibier.
Quels liens unissent vos deux maisons ?
Maison Blancpain : Nos liens remontent à plusieurs décennies. Frédy Girardet, chef du Restaurant de l’Hôtel de Ville de Crissier de 1965 à 1996, avait reçu une montre spécialement gravée alors qu’il remportait le prix de « Meilleur Chef du monde », en 1986. Depuis, nos maisons se côtoient lors des concours bisannuels Le Bocuse d’Or suisse.
Franck Giovannini : Nous avons aussi réalisé une vidéo sur les similitudes de nos deux métiers. Je m’étais rendu, deux jours durant, à la Manufacture pour observer le travail d’un horloger.
Vous utilisez tous deux la grande gentiane. Avec quoi se marie-t-elle en cuisine ?
Franck Giovannini : Elle s’apprête avec des desserts ou un plat de gibier. Aujourd’hui, je l’utilise pour assaisonner la sauce d’une pressée de chamois servie froide. La tige et la racine sont infusées dans un bouillon ou un jus. On peut aussi la râper. Son goût particulier ne ressemble à aucun autre.
Et en horlogerie, à quoi sert-elle ?
Maison Blancpain : Le bois de gentiane accompagne la pratique de l’anglage, qui figure parmi les grandes finitions que l’on retrouve sur les mouvements de haute horlogerie. Cette technique consiste à mettre en valeur les formes des composants en lissant les arêtes vives selon un angle défini. Ce bois permet aux composants d’atteindre un degré d’éclat exceptionnel lors de l’ultime étape du polissage.
Où la trouve-t-on ?
Maison Blancpain : Dans l’environnement immédiat de notre Manufacture du Brassus. La gentiane est aisément reconnaissable. Elle fait partie du patrimoine naturel de la région.
Comment prépare-t-on son bois pour le polissage ?
Maison Blancpain : Nos horlogers scient la tige à la main. Les feuilles sont enlevées et les rameaux assemblés en fagots. Ficelés, ils sont stockés à l’abri de l’humidité. Une fois la gentiane conditionnée, on découpe des tiges. Nos horlogers tranchent des segments de 23 cm qu’ils fendent en longueur. Une tige donne jusqu’à six morceaux de bois. Taillés en pointe, ils sont chargés sur leur extrémité d’une pâte à polir appelée « diamantine », mélangée à une goutte d’huile essentielle.
À quoi pense-t-on au moment de dresser une assiette ou de sertir une montre ?
Maison Blancpain : Au niveau horloger, ce type de travail nécessite une grande concentration ainsi que beaucoup de minutie et de dextérité, ce qui ne permet en général pas à l’esprit de s’évader. Il faut faire preuve de constance dans sa rigueur.
Franck Giovannini : Il en va de même en cuisine. À Crissier, nous sortons environ 1000 assiettes par jour, qui doivent être identiques, réalisées à la perfection, qu’il s’agisse de l’aspect visuel, de la cuisson ou encore de l’assaisonnement. Les journées sont rythmées par 2 services de 3 heures chacun, au cours desquels la concentration doit être à son apogée.
Quelles valeurs partagez-vous ?
Maison Blancpain : Le savoir-faire, le souci du détail, la quête de l’excellence, la valorisation de notre patrimoine, la qualité du produit, mais aussi une profonde volonté de faire plaisir et d’émerveiller.
Franck Giovannini : L’envie d’évoluer, de s’améliorer en permanence et de rester authentique en respectant au maximum le produit de base pour ne pas dénaturer, en cuisine, les saveurs.
Peut-on dire que la haute gastronomie est un art minuté ?
Franck Giovannini : Le temps est primordial en cuisine, surtout pour les cuissons et le bon déroulement du service. Il existe une certaine harmonie entre chaque plat de la carte et un rythme au sein de l’équipe - la précision que requiert la préparation d’un plat en particulier, et même la façon dont nous nous déplaçons les uns par rapport aux autres. Chaque service doit être réglé comme une horloge.
Considérez-vous vos métiers comme un engagement dans le temps ?
Maison Blancpain : Oui. Le développement d’un nouveau garde-temps se compte en années. L’horlogerie est basée sur le long terme et les produits qui en découlent illustrent à merveille cet investissement temporel.
Franck Giovannini : Mes journées débutent à 8h et ne se terminent pas avant minuit. La cuisine est un métier de passion, qui engendre des sacrifices. Il y a un côté très instantané, à travers les services, car il faut être prêt deux fois par jour et durant 8 ans, j’ai consacré mes week-ends à la préparation de concours. La transmission joue aussi un rôle essentiel pour maintenir et perpétuer l’héritage de la maison. Adapter et faire évoluer les mécanismes est une œuvre de passion, un processus de petits changements qui se mettent en place progressivement, en utilisant des compétences affinées au fil des siècles et transmises de génération en génération.
Quelle est votre vision du luxe ?
Maison Blancpain : Le luxe ne relève pas de la nécessité, mais du plaisir tant il y a de détails à observer. Il intègre aussi une notion de longévité. Un garde-temps Blancpain est pour ainsi dire éternel.
Franck Giovannini : Il s’agit d’un ressenti généré par les produits, par l’énergie qui a été investie dans leur production, par la façon dont ils sont agrémentés et mis en valeur. La qualité est essentielle, tout comme l’est l’histoire d’un plat.