Quand la cheffe portugaise d’origine cap-verdienne sort des cuisines du Valverde Hotel à Lisbonne, c’est pour nous faire découvrir la capitale par ses chemins de traverse, ceux qui lui ressemblent, loin de la carte postale. Une flânerie colorée et gourmande qui ouvre d’autres horizons.
Carla Sousa regarde Lisbonne de loin. Depuis la rive sud du Tage, à Almada, où elle vit, elle contemple la capitale, juste en face. C’est sans doute de là que Lisbonne est la plus belle. La ville s’avance tel un navire cinglant vers le large toutes voiles dehors, auréolée de blancheur éclatante, hérissée de coupoles et de palais, vallonnée et languissante sous le soleil. Elle miroite dans le fleuve, infiniment attirante.
De Lisbonne, Carla connaît d’abord le Tage. C’est lui qui relie la cheffe au cœur de la ville. Tous les jours Carla effectue une traversée à bord du train suspendu dans le ciel qui passe sur le Pont du 25 avril. Puis elle arrive dans l’oasis du Valverde Hotel campé sur l’Avenida da Liberdade, l’artère la plus importante de la ville qui est à Lisbonne, ce que les Champs-Élysées sont à Paris.
Quand Carla ne travaille pas, elle s’enfonce encore un peu plus dans les méandres du Tage et va à Seixal, paisible bourgade fluviale. Là, elle n’aime rien tant que savourer cette tranquillité en se promenant au fil de l’eau. À 44 ans, la cheffe mère de trois enfants et déjà grand-mère s’attable en famille aux restaurants de poisson, notamment une barge à quai où elle vient boire un verre ou fêter les anniversaires. Dès les beaux jours, toutes les terrasses sont pleines sur la promenade. En toile de fond, entre barques de pêcheurs et bancs de sable, on distingue les silhouettes du pont et du Christ Roi.
C’est à distance que Carla vit sa relation à Lisbonne. Enfant, elle grandit en banlieue à Carnaxide au milieu des champs, à seulement 10 km de la capitale. Ses parents viennent du Cap-Vert et nourrissent la fratrie de cinq enfants essentiellement avec ce que donne le potager. D’ailleurs Carla rêve d’investir le patio tropical du Valverde avec ses propres plantations ! Aujourd’hui à 79 ans, son père continue plus que jamais à cultiver la terre, une parcelle de jardin communautaire ultra-fertile. Un immense pré, comme un petit val dormant, intact entre d’un côté l’autoroute, de l’autre des immeubles. Ce morceau de campagne est ce qu’il reste de l’environnement rural où a grandi Carla.
Quand le père envoie à sa fille la photo d’une courge géante, elle vient la chercher et en fait une purée à l’hôtel pour accompagner un leitão, le cochon de lait, un classique de la gastronomie nationale. Le téléphone de la cheffe regorge de photos de ces récoltes miraculeuses ! Avec une courge blanche — très utilisée dans la pâtisserie portugaise — rapportée par le propriétaire de l’hôtel de sa propriété agricole, elle fait une confiture.
En quittant le potager de son père, Carla regarde l’affiche avec le slogan « Eu sou do bairro » (je suis des quartiers) montrant le danseur Marcelino Sambé du Brittany Royal Ballet à Londres et déclare « Eu sou do bairro também ! (moi aussi je suis des quartiers !). Et je suis la preuve que l’on peut passer son enfance ici et trouver sa voie ». Et de nous confier qu’elle vise une étoile Michelin « C’est ce chemin que je voudrais parcourir ». Alors elle n’a de cesse de se former en faisant notamment des stages chez ses pairs estampillés Relais & Châteaux.
Cette année elle a déjà brillé lors du dîner annuel du congrès Relais & Châteaux, hébergé par le Valverde Hotel. « C’était la reine de la soirée ! » raconte Adélia Carvalho, la directrice. En effet sa version du traditionnel arroz de cabidela (riz au poulet) n’est pas passée inaperçue. David Kinch (Manresa), le chef californien triplement étoilé, l’aborde le lendemain avec un « Hey chef ! Qu’est-ce qu’il y avait dans ce plat ? » Carla voue un amour inconditionnel à la cuisine portugaise « Inutile d’essayer d’inventer quoique ce soit, tout est déjà là ! » dit-elle avec humilité, traçant ainsi sa signature empreinte de loyauté.
Son plus grand bonheur n’est-il pas de prendre la route pendant les vacances avec son compagnon et de quadriller une région à la recherche du plat le plus typique, la recette secrète. « On sort la carte du Portugal et au hasard on délimite un territoire. On arrive dans des villages perdus, je recueille des secrets de fabrication. On a beau demander des portions réduites, elles sont toujours énormes. Impossible de finir son assiette ! » Carla reste aussi fidèle à ses origines.
Le patio du Valverde vibre régulièrement au son de la musique du Cap-Vert. Sur fond de concert, la Cap-verdienne sert la traditionnelle cachupa et une glace tomate, piment, coco ; un dessert maternel réinterprété en sorbet. Parce que pour Carla, sa cuisine a une vocation : créer des émotions, honorer des mémoires.