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Hommage au héros
de la cuisine nippone
Au Japon, les algues comestibles sont consommées et célébrées depuis des millénaires, et leur délicieuse salinité illustre parfaitement le goût d’umami. Deux célèbres chefs étoilés japonais nous parlent de leur passion pour cet aliment miracle.
Au Japon, les algues comestibles sont consommées et célébrées depuis des millénaires, et leur délicieuse salinité illustre parfaitement le goût d’umami. Deux célèbres chefs étoilés japonais nous parlent de leur passion pour cet aliment miracle.
Un héritage gastronomique
Au Japon, la consommation de végétaux marins n’a rien d’une tendance récente puisqu’on y mange des algues depuis le IVe siècle. Rien de surprenant pour une nation insulaire. Avec plus de 400 îles habitées et 30 000 kilomètres de littoral, les communautés côtières ont presque toujours récolté et consommé des algues en plus des poissons et des crustacés.
Les anciens Japonais savaient déjà que les algues contenaient une profusion de minéraux essentiels, de vitamines et d’oligoéléments importants. Le plus ancien code juridique du pays, le Taiho Ritsuryo, cite même les algues parmi les options possibles pour le paiement des taxes. Consommées par les membres de l’aristocratie des anciennes capitales du pays, elles servaient aussi d’offrandes aux kamis, les déités japonaises.
Les algues sont également célébrées dans le Manyoshu, la plus ancienne anthologie de poésie japonaise compilée au VIIIe siècle, à la même époque que le Taiho Ritsuryo. Elle contient plus d’une centaine de poèmes épiques sur la récolte des algues à des fins alimentaires.
Lorsque leur cueillette et leur culture ont été organisées commercialement pendant la période féodale (époque d'Edo du XVIIe au XIXe siècle), les algues sont devenues un ingrédient courant dans l’alimentation des Japonais. Chaque région s’est spécialisée dans la production de certaines espèces, donnant lieu à une multitude de spécialités locales à base d’algues.
La révélation du dashi
Plébiscitées par les chefs comme par leurs clients, les algues sont aujourd’hui mondialement considérées comme l’ingrédient le plus représentatif de la cuisine nipponne. Les Japonais en consomment jusqu’à neuf kilos par personne et par an.
Malgré un rôle prépondérant dans l’alimentation, l’ironie veut que les algues restent souvent invisibles dans de nombreux plats japonais, où elles sont utilisées comme un élément d’assaisonnement crucial, mais pas toujours sous leur forme originale. « Au Japon, toutes les recettes commencent avec du kombu (laminaire) pour préparer un dashi », explique Shinichiro Takagi, chef du restaurant doublement étoilé Zeniya à Kanazawa City. « Ce bouillon représente la base de presque tous les plats japonais. Le kombu varie en fonction des lieux où on le récolte et de leurs conditions océaniques. Cela le rend très délicat. »
Pour le chef Takagi, le dashi est la meilleure façon de faire découvrir les algues à ceux qui ne connaissent pas encore la cuisine japonaise. « Mieux vaut introduire l’algue progressivement pour que les gens remarquent sa richesse en dégustant ce bouillon. Ensuite, la combinaison des algues avec d’autres ingrédients dépend des sensibilités de chaque chef. »
C’est la même histoire qui se joue au restaurant triplement étoilé Kashiwaya à Osaka, où le chef Hideaki Matsuo apprécie aussi les laminaires pour leur capacité à amplifier et à faire ressortir d’autres saveurs : « Le bouillon de kombu est sans pareil pour mettre en valeur et sublimer le goût des autres ingrédients. »
Bien plus que des sushis
En dehors du Japon, les connaissances sur les usages culinaires de l’algue sont relativement limitées, mais de nombreux chefs comblent ce retard et éduquent les consommateurs sur le potentiel culinaire apparemment miraculeux de cet aliment.
« La connaissance des algues en tant qu’ingrédient semble s’être répandue dans le monde entier grâce aux sushis, mais la cuisine japonaise compte beaucoup d’autres plats qui utilisent différents types d’algues », affirme le chef Matsuo.
En effet, huit espèces courantes d’algues comestibles sont cuisinées quotidiennement au Japon de nombreuses manières, que ce soit dans la cuisine maison, les izakaya, équivalents des bistrots, ou comme élément crucial du kaiseki, la haute gastronomie nipponne.
Outre le kombu, le chef Matsuo utilise trois types d’algues brunes (wakamé, hijiki et mozuku), deux types d’algues rouges (asakusa nori et tengusa) et deux types d’algues vertes (aonori et aosa). On en trouve dans de nombreux plats vinaigrés et mijotés, des ragoûts et des soupes. Le chef s’en sert tout au long de l’année.
Ces pratiques sont en train de se répandre dans le reste du monde, les algues étant de plus en plus appréciées pour la variété de leurs riches saveurs d’umami et pour leurs qualités nutritives — sans oublier leur rôle pour la santé de la planète puisqu’elles peuvent stocker d’énormes quantités de dioxyde de carbone.
« J’ai été surpris de voir des chefs utiliser les algues de manière aussi créative à New York et à Paris », ajoute Shinichiro Takagi.
Protéger le patrimoine côtier
Le mot satoumi, qui signifie littéralement « village et océan », désigne les communautés côtières traditionnelles du Japon dont les habitants coexistent avec la mer depuis des siècles. Les pêcheurs et les cultivateurs d’algues ont su tirer un moyen de subsistance de cet écosystème varié sans compromettre la biodiversité, et même en la renforçant.
Les algues jouent un rôle vital pour l’océan en tant qu’aliment de base de nombreuses espèces marines, notamment de certains fruits de mer particulièrement prisés dans la cuisine japonaise : l’ormeau et l’oursin. Leur dépendance aux algues, et donc à la bonne santé des océans, est un triste rappel des fragiles interdépendances sur lesquelles repose la biodiversité marine, en particulier quand le réchauffement climatique se combine à l’appétit vorace de l’humanité. L’augmentation de la température des océans et leur pollution sont les principaux dangers qui menacent les récoltes d’algues.
« Le steak d’ormeau est le plat signature de Zeniya depuis l’époque de mon père », explique le chef Takagi. « Aujourd’hui, il est de plus en plus difficile de trouver de l’ormeau de qualité à cause des problèmes d’algues. » Son frère cadet, chef exécutif au restaurant, se rend tous les jours au port à 4 heures du matin pour acheter les meilleurs ormeaux et discuter de l’état de la mer avec les pêcheurs.
« Heureusement, les autorités locales sont très impliquées dans la sauvegarde des satoumi », ajoute-t-il. « Voilà pourquoi j’aime vivre et travailler ici, et utiliser des ingrédients locaux comme l’ormeau au restaurant. »
Prendre la défense des océans
« Ces dernières années, le déclin drastique des espèces d’algues présentes dans les mers qui bordent le Japon est devenu préoccupant », alerte le chef Matsuo. « Le type et la qualité des laminaires et autres algues récoltées dans chaque région du pays sont uniques. La survie des habitants en dépend. Pour eux, la préservation des ressources océaniques est une question de vie ou de mort. »
Les chefs du Japon, comme ceux du reste du monde, ont aujourd’hui un rôle de plus en plus important à jouer pour perpétuer la culture culinaire des algues et sauvegarder le mode de vie ancestral des communautés côtières, mais les algues ne pourront nous donner ce que nous leur demandons que si nous les cultivons et nous approvisionnons de manière responsable. Si l’on répond à la demande croissante avec des méthodes non durables, cela pourrait avoir de graves répercussions sur l’avenir de la planète.
« En tant que chefs, nous devons travailler de façon à ce que nos petits gestes aient un grand impact sur le monde alimentaire », dit le chef Matsuo. « Pour cela, nous devons repenser nos valeurs alimentaires sans fermer les yeux sur les questions qui dérangent. Nous devons saisir à bras-le-corps les problèmes qui concernent l’environnement mondial, en particulier l’épuisement des ressources marines. »