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Régénération :
des sols à l’assiette
La famille Santini, propriétaire de l’un des meilleurs restaurants du monde, a décidé de se tourner vers une agriculture régénérative, en harmonie avec la nature. Un changement radical, une évolution essentielle qui incarne la campagne RegenerAction 2022 de Relais & Châteaux, aux côtés de Slow Food.
La famille Santini, propriétaire de l’un des meilleurs restaurants du monde, a décidé de se tourner vers une agriculture régénérative, en harmonie avec la nature. Un changement radical, une évolution essentielle qui incarne la campagne RegenerAction 2022 de Relais & Châteaux, aux côtés de Slow Food.
Lors du premier confinement en 2020, la famille Santini, propriétaire du restaurant triplement étoilé au guide Michelin Dal Pescatore, situé dans la petite ville de Runate, à deux heures à l’est de Milan en Italie, a vu émerger, comme partout dans le monde, de profondes incertitudes, une peur tangible de l’avenir. Les chaînes d’approvisionnement ont été interrompues. Tout s’est figé. Mais il a suffi à Giovanni Santini de sortir en pleine nature pour que le chemin à suivre s’impose, tel une évidence. Au plus fort de la pandémie, il a fait un choix audacieux pour l’avenir de son restaurant : acheter des terres adjacentes, jusque-là exploitées de manière intensive, pour créer une ferme entièrement régénérative. Cette décision a profondément modifié la gestion de son entreprise familiale, et le mode d’approvisionnement d’une grande partie des produits que son équipe et lui-même travaillent en cuisine. Bien que radical, ce choix coulait de source. Il incarne toutes les valeurs défendues par sa famille, en poussant encore plus loin le curseur de l’intégrité. « Notre objectif était de créer un modèle de vérité et de valeurs », explique Giovanni, le chef à la tête de ce restaurant fondé en 1926, récompensé par trois étoiles au guide Michelin depuis 1996.
Giovanni connaît mieux que quiconque l’impasse idéologique dans laquelle se trouve l’industrie agroalimentaire. Diplômé en sciences et technologies alimentaires à l’université de Piacenza, il comprend les ramifications de l’alimentation dans la société moderne, leurs répercussions profondes sur la santé planétaire et humaine. Environ un tiers des émissions mondiales de carbone proviennent de l’agriculture, et notre système alimentaire défaillant préfère l’appât du gain à la résolution d’enjeux déontologiques plus fondamentaux : l’eau, le sol, les cycles du carbone et la santé publique. « L’alimentation et l’agriculture traversent une phase très difficile », souligne-t-il. « Au cours des dernières décennies, les grands acteurs de l’industrie agroalimentaire ont transformé notre relation avec le sol, les semences et les animaux. Or, ils sont la clé de l’agriculture régénérative. » Selon lui, les restaurants doivent « se réveiller », prendre conscience du rôle qu’ils ont à jouer, en assumant leurs responsabilités au niveau de leur propre approvisionnement et de leur impact sur l’environnement.
Avec sa compagne Valentina Tanzi, une idée a germé : et si Dal Pescatore commençait à produire certains de ses principaux ingrédients ? L’objectif était bien sûr d’atteindre une certaine autonomie alimentaire, de gagner en autosuffisance, pour se prémunir contre les pénuries à venir. Mais surtout, d’être plus profondément en adéquation avec les valeurs que la famille Santini défend depuis près d’un siècle : retrouver son lien profond avec la nature, élever ses traditions culinaires paysannes au rang de grand art culinaire, partager les joyaux gastronomiques de la vallée du Pô. En achetant ces terres, les Santini ont fait le pari d’un lien plus étroit avec la production alimentaire, au plus près des plantes et des animaux, dans leur vie quotidienne. Avec un avantage collatéral crucial : celui d’atténuer leur empreinte carbone, composante cruciale de l’équation.
L’agriculture conventionnelle et industrialisée, qui approvisionne la plupart des établissements hôteliers aujourd’hui, adopte une démarche standard, partout où elle est présente. Elle privilégie les monocultures, par essence vulnérables aux maladies, et dépend de l’économie des combustibles fossiles ainsi que des pesticides et engrais dérivés de la pétrochimie. Ses méthodes appauvrissent les sols et considèrent la terre, les cultures et les animaux qui y sont élevés comme des ressources économiques — tout en émettant d’immenses volumes de gaz à effet de serre.
En revanche, l’agriculture régénérative consiste à revenir à des méthodes agroécologiques à plus petite échelle, qui respectent la biodiversité alimentaire locale. Concrètement, cela implique de réduire, voire d’éliminer les engrais chimiques et l’irrigation, en améliorant la fertilité naturelle de la terre et sa capacité à retenir l’humidité. Pour créer des sols « biologiquement riches », riches en micro-organismes, insectes et champignons, l’agriculture régénérative emploie plusieurs techniques : réduction du labour, rotation des cultures (et des pâturages), reforestation, agroforesterie et utilisation de fumier animal organique comme engrais. Toutes ces pratiques sont synonymes d’émissions faibles, nulles ou nettes. Résultat ? Des cultures plus riches en nutriments, des animaux en meilleure santé et des terres plus résistantes aux défis du changement climatique et à ses écarts de température, de précipitations et de vent. Les terres peuvent même devenir négatives en carbone, en le séquestrant en plus grandes quantités. En bref, avec des sols sains, ce sont des aliments sains, et donc des populations humaines en bonne santé.
Au départ, le projet de Dal Pescatore semblait quelque peu complexe et ambitieux. Giovanni et Valentina sont retournés sur les bancs de l’université, où leurs mentors les ont aidés à concevoir un système complet de ferme régénérative. Deux ans plus tard, leur idée d’un monde nouveau est devenue réalité. Leur ferme est dotée d’une forêt alimentaire pérenne, d’un poulailler en plein air, d’un rucher pour le miel, d’un verger et d’un potager, ainsi que d’un troupeau de vaches qui paissent de manière à régénérer les sols, grâce à une rotation entre les parcelles, la culture de plantes spécifiques pour le fourrage, et l’utilisation de fumier pour fertiliser peu à peu le sol. « Toutes nos forêts alimentaires sont certifiées FSC, et nos champs sont en passe d’obtenir la certification Agriculture Biologique », précise Giovanni. Lorsque les céréales, les légumes et les animaux sont cultivés ou élevés séparément, comme dans l’agriculture industrialisée, tous les liens avec la régénération sont rompus. Mais le sol retrouve sa fertilité dès que les animaux reviennent dans l’équation. Grâce à la rotation des pâturages, avec différentes plantes et céréales pour nourrir le bétail (graminées pour les sucres, légumineuses pour les protéines et intégration avec le maïs, l’orge, le pois, les féveroles), la ferme nourrit les animaux, qui fournissent suffisamment de fumier pour fertiliser le sol du verger et du potager. En d’autres termes, l’association du fumier et de l’herbe cultivée pour nourrir le bétail crée une nouvelle couche de terre arable, indispensable pour piéger des centaines, voire des milliers de tonnes de carbone de l’atmosphère.
« Quand je parle de ce projet, je ne suis pas sûr qu’il soit réellement compris », affirme Giovanni. « Les gens veulent les gros titres à la mode. Trop souvent, dans ces discours, le développement durable est vidé de sa substance. Mais il ne s’agit pas de marketing. Ce projet a donné plus de sens à nos vies. Quand on travaille de ses mains, on comprend le magnétisme de la terre et du terroir, et la vraie valeur de leur travail. La pratique de la régénération est ancestrale, elle n’a rien de nouveau. » En un sens, la famille Santini revient à la manière dont fonctionnait le système alimentaire il y a quelques générations, avant que la « révolution verte » des années 1950 et 1960 n’apporte son cortège de tracteurs de plus en plus grands et de machines complexes pour pulvériser des pesticides, remplaçant les semences locales et ancestrales par des graines standardisées à l’échelle mondiale. « Nous devons nous défaire des grandes choses : les gros tracteurs, la grosse production et les profits. Les machines apportent la perfection, mais la sensation n’est pas la même. Une alimentation savoureuse n’est pas uniquement une affaire de goût — quand on comprend comment est produite la nourriture, on la ressent avec plus d’émotions, plus de sens. » Nadia Santini, la mère de Giovanni, le formule d’une autre manière, tout aussi profonde : « La notion de bon goût doit refléter la beauté de la nature. »
Le lien étroit entre le restaurant et sa petite exploitation met en lumière le gouffre actuel entre tant d’établissements et leur emplacement géographique ainsi que la manière dont ils se procurent leurs aliments. Mais « tous les restaurants peuvent et doivent agir pour améliorer leur lien avec la terre qui nous nourrit », insiste Giovanni. « Transparence, fraîcheur, qualité, bien-être animal, relations humaines, santé, liens sociaux — tout cela est une affaire de qualité, et non de quantité. Une exploitation à petite échelle est une chance, car elle invite à changer, mais surtout à conserver sa liberté », précise-t-il. « Un projet comme celui-ci ne fonctionne pas en pensant uniquement aux investissements, aux technologies et aux résultats. Mieux vaut faire le choix du bonheur et de la liberté. Il s’agit d’améliorer la relation que nous autres, humains, avons avec la nature. »
Ce qui a également surpris Giovanni, c’est que le travail de la terre a naturellement renforcé ses relations avec ses voisins et agriculteurs locaux. Aujourd’hui, la ferme Santini fait son entrée au cœur de la cuisine. L’équipe apprend à comprendre ses rythmes, à concilier cuisine et travail agricole. Après avoir contribué à changer le regard des Italiens et du monde entier sur la « cucina contadina », ou tradition culinaire paysanne, le restaurant est une source d’inspiration pour l’avenir plus vert dont nous avons tous besoin. Dal Pescatore incarne l’expression des ressources les plus délicieuses de son écosystème, avec intégrité, en rendant hommage à la nature comme à la culture.
Et si personne ne s’attend à ce que chaque restaurant gastronomique cultive ses propres terres, tous les acteurs de l’hôtellerie peuvent choisir de meilleurs ingrédients, processus de production et partenaires. C’est pourquoi, pour la sixième année consécutive, Relais & Châteaux collabore avec Slow Food pour mettre en avant les pratiques régénératrices. Selon Olivier Roellinger, Vice-président de Relais & Châteaux, « les grands chefs de Relais & Châteaux sont les gardiens de la biodiversité. Ce sont les intendants de la beauté de la nature, qui à son tour crée de la résilience dans notre système alimentaire. En donnant la priorité à la santé des sols, nous réduisons les émissions de carbone et améliorons les cycles de l’eau. C’est le principe même de la régénération. Elle représente l’avenir de la gastronomie. »
Le chemin à parcourir pour atteindre un développement réellement durable sera long. Il implique de marcher pas à pas, à un rythme qui rende heureux les humains, les animaux et la végétation, sans raccourcis technologiques ni remède miracle. À l’heure où nous devons agir collectivement pour le bien de la planète et la santé des générations à venir, Giovanni sait clairement ce qu’il souhaite laisser en héritage : « Je veux être un exemple pour mon fils Lorenzo », conclut-il.